Un enfant dans le noir chante une ritournelle. Il a peur (ce qui l'enveloppe ne lui est pas connu, est informe), alors il chante. Peu à peu il reprend confiance, il est au centre de sa chanson, de son territoire conquis sur les ténèbres. On pourrait même imaginer au récit une suite ainsi conçue : bientôt rassuré, et presque fort, l'enfant provoque la nuit de sa chansonnette, tente même de l'accorder à des forces de vie qu'il sent le traverser (vibrations des présences nocturnes à distinguer des épaisseurs de ténèbres qui précédaient). La ritournelle pour Deleuze, c'est un agencement territorial. Soit encore un oiseau. Il peut comme le rouge-gorge chanter pour marquer son territoire, ou encore comme cet autre, chaque matin disposer pour assigner des limites, des feuilles, en les retournant sur leur face la plus pâle, afin qu'avec clarté elles se détachent. Ces scènes illustrent des points importants d'une pensée deleuzienne du territoire. Déjà le territoire ne se confond pas avec un simple milieu extérieur qu'on viendrait habiter, remplir, occuper. Le territoire pour le vivant est un prolongement de lui-même, ou plutôt une réserve qu'il se forge afin de se protéger d'une extériorité menaçante. Ainsi la ritournelle de l'enfant contre la nuit. Le territoire en ce sens est une intériorité déployée depuis laquelle seulement le vivant commence à exister, une fois qu'il a pu se constituer comme centre et tracer le cercle d'un territoire propre. Avant d'être quelque chose, il faut avoir un territoire. Par ailleurs, la danse matinale de l'oiseau fait assister à la naissance de l'art : les choses de la nature (les feuilles, la couleur plus sombre du sol) se mettent à exprimer depuis le geste qui trace un territoire. Le territoire que se donne le vivant, c'est peut-être la première forme créée. Mais Deleuze ne s'arrête pas au geste de clôture. il faut qu'une forme, un territoire, une existence déterminée, après le mouvement d'arrachement constitutif au chaos, apprennent à se laisser traverser par des lignes de fuite qui puissent entraîner sans détruire. Frédéric Gros, Entre territoire et pouvoir, Université de Paris X


La musique est irrésistiblement duelle : universelle, traversant l'histoire et la géographie dans toutes les sociétés humaines ; ponctuelle, instant donné ici et maintenant.
La "ritournelle" deleuzienne à l'échelle de la nation, c'est l'hymne. L'hymne, d'après Curtius, est de même racine que le verbe, tisser, et le mot, tissu ; à l'époque reculée où l'écriture était inconnue, la plupart des mots qui servent à indiquer une composition poétique étant empruntés à l'art du tisserand, du constructeur.
Et le canevas de la musique et des territoires, c'est une belle image.