Florent Boffard, actuellement professeur de déchiffrage au CNSM et ancien pianiste de l'Ensemble InterContemporain propose un site mutimédia pour présenter le Klavierstück X de Karlheinz Stockhausen. L'idée est séduisante, et la réalisation au diapason, avec des axes d'approche variés, personnels, pertinents. Un site à voir, donc. Et peut-être, plus profondément, un site qui donne à penser. Penser que dans un futur proche, plein de gens talentueux comme Florent Boffard proposeront, gratuitement, sur internet, des sites dédiés à des pièces qui les touchent, et qui méritent d'être connues. Connues, présentées, amenées, éclairées...

Pour reprendre une thématique déja abordée dans un autre billet, on pourrait envisager ce site comme une écoute signée. Pour expliquer ce concept, introduit par Bernard Stiegler à l'IRCAM, il est peut-être plus parlant de commencer par son frère conceptuel, celui de regard signé, développé par le Centre Pompidou et l'Institut de Recherche et d'Innovation (IRI), pour illustrer leur logiciel Ligne de Temps, outil d'analyse cinématographique. Rapide présentation, empruntée à la brochure en ligne de l'IRI...

Lignes de temps met à profit les possibilités d’analyse et de synthèse offertes par le support numérique. Inspiré par les timelines utilisées sur les bancs de montage numérique, ce logiciel propose une représentation graphique d’un film, révélant in extenso son découpage. Pour les besoins de l’analyse, il substitue à la logique du défilement contraint, qui constitue l’expérience de tout spectateur de cinéma, la « cartographie » d’un objet temporel. Ainsi, en sélectionnant un segment d’une « ligne de temps », l’utilisateur a-t-il accès directement au plan ou à la séquence correspondante dans le film, séquence qui peut être décrite et analysée par des commentaires textuels, audio, vidéo, ou documentée par des images ou des liens Internet. À ce premier stade d’analyse permettant de parcourir le film plan à plan, peuvent s’ajouter d’autres paramètres à partir desquels il est possible de construire d’autres « lignes de temps » parallèles au déroulement du film, et d’orienter des explorations multiples, en fonction des échelles de plan, des mouvements de caméra, des entrées et sorties de champ et potentiellement de toute forme objectivable. Autant de manières de multiplier les approches, de visualiser, par comparaison et combinaison des critères de pertinence, des effets de sens, d’actualiser, par exemple, des récurrences et des symétries.

Le lien entre l'analyse musicale et l'analyse cinématograhique est transparent, et on imagine sans mal les transpositions entre l'un et l'autre (accès à un thème, découpage formel de la pièce, etc...)

Le deuxième point est également d'actualité, puisqu'il s'agit d'appareiller les pratiques « amateurs »

Des historiens, des critiques, des théoriciens, des étudiants d’écoles d’art et de cinéma ont accepté de s’emparer de ces outils pour vérifier des hypothèses qu’ils avaient formulées, pour en explorer de nouvelles et permettre, à travers ce travail, l’expertise, la critique, l’enrichissement, voire le détournement de ces dispositifs. Bénéficiant de l’expérience de cette communauté experte en matière d’analyse cinématographique, de nouveaux cercles d’amateurs (professeurs de l’enseignement primaire et secondaire, cinéphiles...) expérimentent à présent de nouvelles « pratiques » des « lignes de temps ».

Objectivation, subjectivation, communautisation

Aux critères de segmentation précédemment décrits et qualifiés « d’objectifs », les praticiens du logiciel peuvent ajouter leurs propres lignes « subjectives ». L’annotation subjective peut dépasser la dimension du visible, porter sur l’analyse du hors champ ou souligner la construction technique, narrative ou émotionnelle. L’outil permet de poser des marqueurs ou de définir des segments le long des « lignes de temps », puis de leur attacher une annotation en texte libre, des mots-clés gérés par une base de données partageable entre une multitude d’utilisateurs, ou, dans des développements futurs, en faisant appel à des thésaurus ou des arborescences thématiques. L’annotation peut aussi prendre la forme d’un commentaire audio enregistré directement via le logiciel ou par synchronisation de documents (fichier audio, textes, photos, vidéos, URL). Troisième enjeu du développement de l’outil, la « communautisation» permet à l’auteur de partager ses « lignes de temps » avec un cercle choisi, ou de manière ouverte et publique. Instruments organisés de dialogue synchronisé au film, les « lignes de temps » des contributeurs peuvent s’échanger, être superposées ou modifiées par les uns ou les autres indépendamment du site collaboratif décrit plus loin.

Regards signés et formes de rendu

Concept hérité des « écoutes signées » développées à l’Ircam à l’initiative de Bernard Stiegler, les « regards signés » incarnent le point de vue d’un amateur, qu’il soit critique, réalisateur, enseignant ou élève. Construits à l’aide du logiciel Lignes de temps, ils peuvent être publiés sous différentes formes : le logiciel propose actuellement la visualisation de séquences mises « bout à bout », la comparaison de deux extraits vidéo en parallèle, la lecture d’un hypertexte dont les liens déclenchent les séquences évoquées, la visualisation de séquences avec commentaire audio synchronisé, etc. Les travaux des résidents de l’IRI ont d’ores et déjà révélé de nouvelles possibilités d’exploration de la construction narrative, des parcours thématiques à travers plusieurs films, une mise en lumière des relations entre cinéma, photographie et peinture, voire une analyse génétique de l’oeuvre ou la mise en évidence du changement de statut des images selon le contexte historique, culturel, social ou politique de leur production et/ou de leur réception.

Les projets initiés à l'IRCAM et à l'IRI me semblent être en attente pour l'instant (en tout cas, c'est ce que me laissent penser mes recherches infructueuses sur internet). Mais la brèche conceptuelle est ouverte...