Nous devrions être assez convaincus de notre néant : mais s'il faut des coups de surprise à nos coeurs enchantés de l'amour du monde, celui-ci est assez grand et assez terrible. Ô nuit désastreuse ! ô nuit effroyable, où retentit tout à coup, comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle : Le commentaire d'écoute se meurt ! Le commentaire d'écoute est mort ! Qui de nous ne se sentit frappé à ce coup, comme si quelque tragique accident avait désolé sa famille ? Au premier bruit d'un mal si étrange, on accourut de toutes parts ; on trouve tout consterné, excepté le coeur des étudiants. Partout on entend des cris ; partout on voit la douleur et le désespoir, et l'image de la mort. Le Roi, la Reine, Monsieur, toute la cour, tout le peuple, tout est abattu, tout est désespéré ; et il me semble que je vois l'accomplissement de cette parole du prophète : le roi pleurera, le prince sera désolé, et les mains tomberont au peuple de douleur et d'étonnement.

On me pardonnera de détourner Bossuet, d'autant que la nouvelle est moins grave qu'il n'y paraît (pour l'instant). Le commentaire d'écoute n'est pas mort en un éclair. Il y eut des symptômes. Des signes avant-coureurs. Par exemple, sa mise en examen ; je veux dire, son institutionnalisation en tant que passage obligé (et souvent désobligeant) pour de milliers d'étudiants et de jeunes musiciens. Institutionnaliser une pratique, c'est un peu comme empailler un animal : c'est choisir l'immortalité plutôt que la vitalité, c'est préférer l'immobile à l'imprévisible, l'artificiel au naturel, bref, c'est garder la forme sans la substance.

La forme du (piètre) commentaire d'écoute se résume en un plan type, académique, prudent, et qui n'a comme fin que d'identifier le titre d'une oeuvre et le nom du compositeur. Bref, ce commentaire (scolaire) d'écoute est à l'art ce qu'une réponse correcte à Questions pour un champion est à la Critique de la raison pure... Eh bien, c'est ce commentaire d'écoute qui se meurt, et d'une mort plutôt réjouissante, puisqu'elle se fait sur l'autel de la connaissance. Je m'explique...

Il existe des logiciels de reconnaissance musicale, de plus en plus puissants (par exemple Midomi ou Shazam). Sur le mode de fonctionnement, ces logiciels utilisent des procédures décrites ici et . Pour faire simple, vous entendez une chanson à la radio, dans un café, dans une série, etc..., il suffit de braquer son téléphone portable ou son ordinateur sur la source sonore (voire de la chanter ou de la siffler) pour obtenir le nom du morceau, de l'artiste, etc... en quelques secondes.

C'est l'avènement d'outils bien plus puissants et spécifiques que ceux développés pour la reconnaissance vocale, en ce sens que la musique est multi-paramétrique. Bien entendu, ces applications sont à but commercial (savoir ce que l'on veut acheter... ce qui explique probablement l'immense différence d'efficacité de ces programmes selon qu'il s'agit de musiques actuelles ou de musique classique) mais leurs outils ouvrent des horizons scientifiques nouveaux... Bref, après l'intelligence artificielle, l'écoute artificielle.

La substance du commentaire d'écoute, en revanche, présente un immense intérêt. Écouter, réfléchir, comparer, analyser, proposer... C'est une activité humaine ancestrale et vitale, c'est être aux aguets, c'est être un guetteur, une sentinelle. Et pas seulement pour surveiller d'où vient le danger, le prédateur, l'ennemi ou la proie (la localisation étant d'ailleurs la première fonction de l'oreille humaine). C'est savoir d'où vient l'art, d'où vient cette pièce de musique qui nous est proposée, dans un sens plus métaphorique que géographique ; d'où, de quel endroit, de quelle époque, de quelle tradition, de quel métier, de quelle technique de composition, de quel usage social... Bref, c'est avoir le tympan interrogateur, et le cerveau musical aux aguets...