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Peu de billets en ce moment, mais beaucoup de musique... Voici mon mot d'excuse les notes de programme d'un concert récent, donné dans le cadre d'une carte blanche à la bibliothèque Marmottan à Boulogne ; et qui sera peut-être redonné (avis aux amateurs...)

« L’eau et les rêves »

Mon intention est que ces pièces passent par les différentes métamorphoses de la mer de la tonalité, comme l'eau circulant dans l'Univers » Toru Takemitsu

Bachelard remarquait avec justesse dans son essai « L’eau et les rêves » que « la liquidité est le désir même du langage. Le langage veut couler. Il coule naturellement. » La musique, elle aussi, s’écoule, participe de cette liquidité rêvée, partage son élément berçant, mélancolique, et circule, à travers les siècles et les continents, d’Orient en Occident…
Comme fil conducteur de ce concert, impossible de choisir une construction par trop solide ou fixe ; j’ai choisi de laisser dériver des envies de musique, et d’accepter que les liens émergent librement. Deux états, deux perspectives liquides néanmoins : la pluie et la mer, l’eau atomisée et l’eau gigantesque. Takemitsu souhaitait composer plusieurs pièces qui, comme leur sujet aquatique, subiraient des transformations donnant naissance à un océan de tonalité.

1ère Partie : Regen - La pluie

Dans la production de Toru Takemitsu se trouvent plusieurs pièces regroupées en cycles, basés sur la contemplation : Rain Coming participe de la contemplation de la pluie, ainsi que Garden Rain, Rain Tree et Rain Spell. « Miroir moins que frisson… à la fois pause et caresse, passage d’un archet liquide sur un concert de mousse » Paul Claudel

Sonate pour Violon et piano en Sol Majeur op 78 – Regen Sonate

Vivace ma non troppo – Adagio – Allegro molto moderato
Emmanuel Bernard – violon, Michaël Ertzscheid - piano
La Sonate opus 78 fut écrite en 1878 ; comme le remarque Fériel Kaddour, « dans cette sonate, les événements du discours musical semblent être rêvés plus que décidés, et on pourrait presque croire que l’on arrive par hasard, au gré d’un cheminement aléatoire, aux points d’articulations de la forme. S’ils s’inscrivent dans la convention formelle de la structure sonate, ils n’ont ni la détermination ni la véhémence qu’ils peuvent avoir parfois sous la plume de Brahms. Ainsi en va-t-il de l’exposition de son premier mouvement, dont les idées se succèdent les unes aux autres avec souplesse et liberté. Face à une telle richesse thématique, le développement, lieu de la forme sonate habituellement dévolu à l’implosion du matériau préalablement exposé, sera d’une remarquable concision. Il remplit son rôle de concentration de la tension, mais sans que cela soit dû à une volonté d’élaboration à grande échelle : du développement, il a plus le caractère que la méthode d’écriture.
Ce n’est donc pas un hasard si l’inspiration thématique de cette sonate provient d’un Lied, l’opus 59 n°3, Regenlied. Son thème apparaît dans les trois mouvements de la sonate, comme un motif cyclique. Du Lied, on retrouve aussi l’attention portée à la qualité instantanée : non pas que la forme soit brève, ou découpée en petits épisodes juxtaposés ; mais si la ligne d’horizon ne disparaît jamais complètement, elle s’éloigne, pour laisser la perception s’attacher plus librement au détail, et à sa suspension. »

Ainsi ne faut-il pas solliciter outre mesure l’imagination pour que l’œuvre entière baigne en la tiède mélancolie d’une pluie de mi-été, portant en elle l’espoir ébloui d’un arc-en-ciel. Luirait-il en ces dernières mesures ? À peine » José Bruyr

Regenlied - Chanson de la pluie (1866) Klaus Groth

''Tombe, tombe à verse, pluie ; tu réveilles en moi les rêves que je faisais dans mon enfance quand l’eau écumait sur le sable ! Quand la chaleur fatiguée de l’été luttait indolemment contre la fraîcheur, quand les gouttes de rosée tombaient des feuilles brillantes, et que les champs de blé se teintaient d’un bleu plus profond.
Quel bonheur suprême de rester à de tels instants sous une pluie torrentielle, pieds nus, de frôler l’herbe, et de tendre le bras et de toucher l’écume, ou de sentir des gouttes froides sur son visage enflammé et d’ouvrir son cœur d’enfant aux parfums qui viennent de s’éveiller ! Comme les calices d’où tombaient des gouttes de rosée, l’âme était grand ouverte et, respirant comme les fleurs enivrées de parfums, plongeait dans la divine rosée.
Chaque goutte donnait un frisson de plaisir, et te calmait jusqu’au battement de ton cœur, et l’œuvre sacrée de la Création pénétrait les sources de la vie. Tombe, tombe à verse, pluie ; tu réveilles les vieilles chansons que nous chantions dans le couloir, quand dehors les gouttes d’eau tombaient avec bruit! J’aimerais les écouter encore, écouter leur doux, humide murmure ; j’aimerais doucement couvrir mon âme de rosée, avec ce respect enfantin sacré.''

Clara Schumann aimait particulièrement ce lied. Après avoir reçu une copie manuscrite de la sonate en Sol Majeur pour piano et violon, qui cite le Hauptmotiv, elle écrit à Brahms le 10 Juillet 1879 : « Je me dois de prendre la plume pour te dire à quel point j’ai été émue par la sonate. Je l’ai reçue aujourd’hui et, bien sûr, je l’ai jouée en entier, et j’ai ensuite pleuré à chaudes larmes. Tu peux imaginer ma joie quand, après le 1er mouvement enchanteur, et le second, j’ai découvert dans le 3e ma mélodie chérie, avec son délicieux ostinato de doubles croches. Je dis « ma » mélodie, car je crois que personne ne peut la goûter et l’aimer aussi profondément que moi. Quelle émotion de découvrir ce dernier mouvement après toutes les beautés qui l’ont précédé ! »
Cette sonate fut composée pendant les étés de 1878 et 1879, et il est probable que ces références au Regenlied étaient un geste de sollicitude vers Clara, pendant qu’elle soutenait Félix, son plus jeune fils (et le neveu de Brahms) dans son combat contre la tuberculose. Félix mourut en février 1879 à 24 ans. A Vienne se trouve un manuscrit du 2e mouvement de la sonate, au dos duquel se trouve une lettre de Brahms à Clara, datant apparemment de février 1879. Cela laisse à penser que l’Adagio fut écrit pour « te dire, peut-être plus clairement encore que par la parole, combien je pense sincèrement à toi et à Félix ».

Hanns Eisler, 14 manières de décrire la pluie

Alexia Fouilloux, violon Hélène Hadjiyiassemis, alto Adrien Bellom, violoncelle Ye-Ji Jang, clarinette Samuel Bricault, flûte Michaël Ertzscheid - piano

Takemitsu a beaucoup écrit pour le cinéma ; en 40 ans, il a composé plus de 100 musiques de film. Quand Eisler composa Les 14 manières de décrire la pluie, il s’agissait au départ d’une musique conçue pour illustrer le film expérimental (« Cinépoème ») de Joris Ivens intitulé Regen (Pluie) (1929). De 1940 à 1943, Eisler bénéficia en effet d’une bourse de recherches de la Fondation Rockfeller à la New School for Social Research, à New York, visant à examiner les possibilités d’utiliser au cinéma un langage musical d’avant-garde, échappant aux clichés hollywoodiens.
Il dédia l’œuvre à son maître Schoenberg, pour son 70e anniversaire, le 13 Septembre 1943. La pièce emploie le langage dodécaphonique (une série de 12 sons), et rend hommage au maître viennois en reprenant la formation du Pierrot lunaire, le numéro symbolique d’opus 70 les jeux musicaux sur les lettres, et les jeux cabalistiques avec les nombres (7e variation découpée en trois fois 13 + 9 mesures (13/09). Il évoque même le monogramme d’Arnold Schönberg (en nomenclature allemande, les notes A – eS) et son nom complet (A – D – eS – C – H – B – G) dans la série.
Les 14 images vont toujours selon le compositeur « du naturalisme le plus simple d’une peinture détaillée et synchrone aux contrastes extrêmes dans lesquels la musique « réfléchit » au-delà de l’image ».

2e Partie : S-E-A - La mer

« On nous dit que la mer est plate, et nous ne voyons pas qu’elle se tient debout devant nous. » Paul Valéry

Toru Takemitsu, Between tides

Alexia Fouilloux, Violon Aurore Montaulieu, Violoncelle Michaël Ertzscheid - piano

Je projetais de composer une « mer de la tonalité ». Ici, la mer (« sea ») est figurée par mi b – mi – la (eS – E – A en nomenclature allemande), un motif ascendant de trois notes, composé d’un ½ ton et d’une quarte. En utilisant ce motif et ses variantes, je créais cette « mer de la tonalité » dans laquelle de nombreux accords pantonaux pouvaient flotter librement… » Toru Takemitsu, Conférence prononcée à Tokyo, 1984

Beaucoup d’œuvres de Takemitsu dans cette période (1970-1990) ont des titres qui font références à l’eau. Toward the Sea (1981), Rain Tree et Rain Coming (1982), RiverRun et I Hear the Water Dreaming (1987)… Takemitsu écrit dans ses notes pour la partition de Rain Coming que "... la collection complète s’intitule « Waterscape » (paysages aquatiques) ; Dans toutes ces œuvres, le motif S-E-A apparaît fréquemment, et accentue encore la dimension mélodique que prend la musique de Takemitsu dans sa dernière manière.

"Dédié aux exécutants qui lui avaient commandité (Pamela Frank, Yo-Yo Ma et Peter Serkin) le trio Between Tides est une œuvre d’envergure, l’une de ses plus belles pages. La musique progresse par ondes, portée par une harmonie très délicate. Prenant forme à partir de fragments et de gestes qui s’élèvent et retombent avec le mouvement des vagues, la musique en vient à rivaliser avec ses périodes en arches, avec les flux et reflux des marées océanes. Certaines phrases réapparaissent à la manière d’une ritournelle, la pièce alternant entre des énoncés calmes et un matériau plus agité, comme si la surface était momentanément troublée par le vent. L’influence française demeure présente, avec ses phrases entremêlées en arche (l’écriture pour cordes est d’une virtuosité calme, presque désinvolte). On pense aux pièces que l’eau et la mer ont inspirées (chez Debussy, Ravel), et pourtant, au bout du compte, l’impression qui domine est aussi japonaise qu’une estampe de Hokusai."
Malcom McDonald

Claude Debussy, La mer

Transcription pour piano à 4 mains par l’auteur De l’aube à midi sur la mer – Jeux de Vagues – Le dialogue du vent et de la mer David Saudubray, Michaël Ertzscheid – piano

On connaît la fascination qu’exerça Debussy sur Takemitsu, et la profonde empreinte que sa musique laissa sur le XXe siècle. Mais en son temps, Debussy fut également très attiré par les marines de deux artistes japonais : Katsushika Hokusai et Ando Hiroshige ; il choisit d’ailleurs « La grande vague de Kanagawa » de Hokusai comme page de couverture de la première édition de La Mer…
Claude Debussy écrit dans une lettre de 1903: « J’étais destiné à la merveilleuse vie de marin. Seul le hasard m’en détourna; je n’en conservais pas moins une passion sincère pour la mer.» Ainsi, La Mer fut entreprise en Bourgogne: « vous me direz (écrit-il à Messager, un ami compositeur et chef d’orchestre) que l’océan ne baigne pas précisément les coteaux bourguignons … mais j’ai d’innombrables souvenirs; cela vaut mieux à mon sens qu’une réalité dont le charme pèse généralement trop lourd sur votre pensée. »
Cette œuvre nous invite à la contemplation dans des ambiances changeantes, où la lumière et le vent sont transposés au jeu de l’orchestre, et l’orchestre imaginé au piano. En trois tableaux, Debussy traduit la magie et la poésie de la mer, son caractère insaisissable et mouvant, le flux et le reflux capricieux des vagues, par temps calme et sous la tempête : De l’aube à midi sur la mer, Jeux de vagues, Dialogue du vent et de la mer.</object></div>