Certains articles naissent au détour d'une image et de ses résonances.
- Image -


- Résonance 1 -
Les musiciens entretiennent des rapports très particuliers avec leur instrument. Le premier contact, l'entretien quotidien, la révision, le choix d'un nouvel instrument, sa lente découverte... Il y a un quelque chose d'indicible dans l'apprentissage d'un instrument, dans l'apprivoisement d'une résistance. Bref, l'histoire d'une initiation.
Première initiation : savoir que les instruments ont des Histoires. Des usages (sociaux, rituels, magiques, utilitaires...). Des mythologies (harpe d'Apollon, trompettes de Jéricho, violon de l'histoire du soldat...). La flûte millénaire, née de roseaux ou d'os, les trompes, etc... ont traversé les civilisations et les continents. Pour reprendre la belle phrase de Gilles Combarieu dans La musique et la magie,

Un des principes essentiels de la magie se trouve d'ailleurs appliqué dans la lutherie. Dans un de ses Dialogues, Lucien fait dire à la courtisane Bacchis que pour agir sur le cœur d'un amant infidèle, il faut avoir d'abord quelque chose de lui : un habit ou fragment d'habit, une chaussure, des cheveux, etc.. En pareil cas, l'incantatrice n'agira plus par imitation, en allant du semblable au semblable, mais par extension, en s'attribuant, sur le corps de l'être vivant le même pouvoir qu'elle a sur une partie de lui-même. Or les instruments à vent, à cordes ou à percussion, mettent entre les mains du magicien des parcelles de tous les règnes de la nature : ils sont faits de roseaux, de bambou, de coques de certains fruits, de métal, de bois dur, de pierre sonore, de peaux d'animaux, de carapaces, d'os, de cornes ou tibias évidés, de soie, de rafia tordu, de crins, de boyaux, de métal... Ils constituent un abrégé du Cosmos...

- Résonance 2 - pourquoi mon instrument (le piano) semble entretenir des rapports moins étroits avec la magie qu'avec le design?

- Abrégé du cosmos ou que-sais-je Ikea - Magie et matériau
mecanisme Les premières "trompes", ancêtres des trompettes, étaient façonnées à partir de défenses d'animaux ; en suivant le raisonnement de Gilles Combarieu, elles devaient donner un pouvoir "magique", soit pour prendre le contrôle de ces animaux et/ou les attirer (principe de l'appeau), soit pour s'approprier certaines de leur forces (cf. le Nahual).
Difficile d'identifier l'animal ou le végétal qui se cachent derrière le piano ; Le piano est un agencement de pièces (et de matières) si nombreuses qu'on ne retrouve pas cette magie originelle de la flûte ou du hautbois. Le symbolisme de la matière est ici moins primordial, en raison notamment de l'extrême complexité de la facture de l'instrument. De la facture à la manufacture, la magie s'est déplacée : le pianiste n'est pas tant un sorcier qu'un prestidigitateur -au sens étymologique.

- De l'hallali à l'Ipod - Usage social
Le piano n'est pas très utile pour chasser le cerf, annoncer l'arrivée d'un empereur, garder les moutons, sonner la charge... La raison première : son poids. C'est le poids lourd des instruments (400 kg pour un Steinway), seul l'orgue soutient la comparaison. À quoi sert-il alors ? Thomas Mann disait en substance que le piano permet de jouer la musique en noir et blanc. La référence ici est double : noir et blanc comme l'ébène et l'ivoire, mais également comme la reproduction photographique d'une scène, comme l'abstraction d'une réalité.
En effet, à partir de la fin du XVIIIe siècle, on s'est servi du piano pour jouer des réductions d'orchestre, le plus souvent à 4 mains. C'était le moyen privilégié d'entendre les musiques à la mode (opéra, symphonies...) sans se déplacer. Le piano est ainsi l'histoire d'un double déplacement : déplacer la musique, géographiquement, de la salle de concert vers le salon ; déplacer la musique, métaphoriquement, de l'orchestre vers le piano ; en ce sens, le piano anticipe du juke-box, un meuble qui diffuse de la musique à domicile. C'est aussi au piano que se sont faits les premiers pas vers l'enregistrement, via le piano mécanique et le principe du rouleau.

- Envoi -
Dans son immobilité forcée et pesante, le piano a agi comme un centre de gravité, et est peut-être l'une des origines paradoxales des "migrations" de la musique, et de notre "nomadisme" musical... La musique et les sphères ont longtemps voyagé côte à côte ; dans le ciel étoilé des instruments de musique, le piano agit comme un corps massif, qui courbe l'espace et le temps, à la manière de ces trous noirs avec un champ gravitationnel si intense qu'ils attirent tout, même la lumière. Le piano attire la musique, courbe l'histoire, ordonne le temps.